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Les origines contre-révolutionnaires de la pensée de Carl Schmitt (résumé)

 

Théorie de la décision politique

Carl Schmitt est, pour certains, un auteur emblématique de la compromission intellectuelle avec le régime nazi. En tant que théoricien du droit, il a légué à la doctrine une réflexion approfondie sur les liens entre état de droit, souveraineté et décision politique. Violemment antilibéral, Schmitt reproche au formalisme des théoriciens du constitutionnalisme moderne –particulièrement à Hans Kelsen- l’oubli de sa dimension politique originelle. Constituer un état ou une association politique est d’abord une décision qui ne se déduit d’aucune règle supérieure, et qui témoigne de la souveraineté du sujet agissant. Pour le décisionnisme schmittien, la décision est politique quand elle peut être dite souveraine : « Est souverain celui qui décide de la situation d’exception ». En ce sens, les situations d’exception comme la dictature ou la loi martiale révèle la véritable facette politique des régimes, car elle suspend l’état de droit pour que s’accomplisse sa véritable nature politique.

La pensée de Schmitt s’inscrit dans deux traditions intellectuelles concurrentes, celle de la révolution conservatrice allemande et celle du catholicisme contre-révolutionnaire. Toutefois, son fondement n’est pas philosophique, mais théologique. Pour Schmitt, tous les concepts politiques sont des concepts théologiques sécularisés. Schmitt se réclame de la tradition contre-révolutionnaire, et fait de son décisionnisme la pensée du droit la plus conforme à celle de l’Eglise catholique romaine.

Cortés contre-révolutionnaire et penseur de l’ordre catholique

Schmitt se présente comme le continuateur d’une tradition intellectuelle initiée par l’auteur catholique espagnol Donoso Cortés. Cortés fut polémiste et homme politique dans une Espagne déchirée par les guerres et les révolutions. D’abord libéral, il prend la révolution en horreur et se fait défenseur intransigeant de l’Eglise catholique. Ses discours sur la situation politique de l’Europe, sur la dictature ou sur l’Espagne font le tour des capitales européennes. Son ami Louis Veuillot participe à sa reconnaissance en France, ce qui l’entraînera dans la polémique avec le clergé libéral.

Cortés fut avant tout un penseur de l’ordre. Dans son principal essai sur le catholicisme, le libéralisme est le socialisme, il oppose l’ordre de la société traditionnelle normée par les valeurs de l’Eglise au désordre révolutionnaire. Sa conception providentialiste de l’histoire le classe parmi les théoriciens de la décadence. La progression de l’erreur et l’effacement de la Vérité dans le monde naturel ne pourront être enrayées que par intervention surnaturelle. Le rôle du chrétien est de s’opposer à l’inéluctable progression de la révolution, entendue comme le règle du Mal, même si le triomphe du croyant ne se concrétisera pas dans ce monde. Schmitt reprend de Cortés l’idée d’une intervention dans l’histoire de la providence pour ralentir l’arrivée de la Parousie. Cela lui permet de justifier son intervention dans la vie politique comme autant de recherche du katekon, de cet intermédiaire entre Dieu et les hommes pour ralentir l’avance inexorable de la décadence.

Un décisionnisme catholique ?

Cortés pense la souveraineté en prenant le pape pour modèle, qui règle dans son magistère d’infaillibilité le mode d’intervention du surnaturel dans le monde naturel. A l’image de Dieu, il pose les règles qui ordonnent la vie chrétienne, mais peut aussi en cas d’exception les violer. Il fait la loi, mais ne s’y soumet pas, Dieu façonne et met en ordre le monde, mais peut violer les règles qu’il a lui-même posé en faisant des miracles. Au Dieu catholique correspond une certaine manière d’aborder la politique, qui place la souveraineté en dehors du champ des normes. Schmitt, suivant en cela, Cortés, voit une filiation politique antilibérale entre le catholicisme intégral et les penseurs de la souveraineté comme Jean Bodin ou Thomas Hobbes.

En se réinscrivant dans les pas de D. Cortés, C. Schmitt cherche à bâtir une pensée catholique décisionniste, antilibérale et contre-révolutionnaire. Seulement, le pessimisme anthropologique de Cortés –comme de Schmitt- est propre à un certain augustinisme politique dont les manifestations les plus radicales (jansénisme et protestantisme) ont été condamné par l’Eglise. D. Cortés se retrouve au cœur d’une polémique, après la publication de son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme qui l’oblige à demander l’arbitrage de Rome. La querelle n’est pas tranchée, et la hiérarchie ecclésiale renvoie dos à dos les erreurs des libéraux comme des traditionalistes.

L’incorporation de Cortés au corpus idéologique Schmittien est aussi une radicalisation de son message. Schmitt inscrit Cortés dans une filiation qui gomme ses aspects proprement catholiques : en le rapprochant de Hobbes et de Machiavel, les invocations à la loi naturelle disparaissent pour en faire un théoricien de la pure décision.

Cortès observateur politique

La rhétorique apocalyptique que Cortés adopte dans ses essais et ses discours politiques ne doit pas masquer un autre aspect du personnage, celui d’observateur de la fin de l’Europe de l’Ancien régime. Essayiste, mais aussi politique puis ambassadeur d’Espagne en France au moment du coup d’état de Napoléon III, ses mémoires témoignent d’une réflexion poussée sur la question de l’exception, des forces politiques, socialiste, conservatrice et libérale face à la fièvre révolutionnaire. La situation française lui apparaît tellement désastreuse qu’il en vient à souhaiter le coup d’Etat de Louis-Napoléon. La tentation césariste de Cortés rejoint celle de Schmitt. L’occasionalisme politique du théoricien allemand l’a en effet conduit à l’admiration d’hommes d’état autoritaires (Bismarck, Mussolini, Hindenburg puis Hitler) aux prises avec des blocages institutionnels jugés insolubles par voies légales.
Cortés atteste de l’effondrement de l’ancien ordre européen, et anticipe la redistribution des forces en présence entre monde anglo-saxon, Russie et Allemagne. Il voit se substituer aux anciennes coutumes interétatiques qui respectaient les identités européennes un droit et une technique transformant l’ensemble des rapports humains.

La politique désespérée

Sa détestation de la révolution poussera Cortés à soutenir la dictature de Salut devant les députés espagnols. Cette manifestation politique ultime pour enrayer la contagion révolutionnaire, que Schmitt interprète comme l’apport théorique cortésien au décisionnisme, n’est à l’origine qu’un artifice rhétorique pour convaincre l’assemblée de donner les pouvoirs politiques nécessaires à l’exécutif pour lutter contre les désordres intérieurs. La récupération schmittienne de Donoso Cortés vise essentiellement à christianiser une pensée qui emprunte autant à la Contre-Révolution qu’à Machiavel ou Hobbes. Pris dans l’illusion de l’inéluctabilité révolutionnaire, en partie entretenue par les écrits apocalyptiques de Cortés, Schmitt a pu imaginer le nazisme comme un ultime recours contre une histoire jouée d’avance.

 



   
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