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Leo Strauss, philosophe et éducateur politique aux Etats-Unis

 La figure de Leo Strauss ne laisse pas indifférent. Intellectuel juif allemand ayant fui le nazisme, philosophe platonicien attaché à faire revivre un libéralisme d’inspiration classique, spécialiste de Spinoza, Hobbes, Xénophon ou Maimonide son enseignement attire les esprits brillants mais également les haines solides. Ses détracteurs lui reprochent la faiblesse de ses analyses, sa défense antimoderne de l’art ésotérique d’écrire, et plus encore, d’avoir légué à l’université et dans le monde politique de nombreux disciples zélés.

 Seulement, ses travaux sur la pensée politique et moderne sont considérés maintenant comme des classiques, et son enseignement, de l’aveu même de ses ennemis, continue à attirer. Certains de ses élèves se sont investis en politique, prenant comme guide ses écrits, ce qui nous a porté à nous interroger sur les relations entre théorie et pratique, philosophie et politique. Les Straussiens jouent un rôle au sein de la vie politique américaine, ils sont assimilés à une frange du conservatisme, ce qui nous a fait nous demander en quoi l’enseignement platonicien et antimoderne de Strauss pouvait éclairer la politique de l’Amérique, pays moderne par excellence.

 Le straussianisme est un exemple de transmission accomplie de la démarche de philosophie zététique dans le domaine de l’étude de la démocratie libérale américaine. Les Straussiens ont trouvé une place singulière au sein du mouvement conservateur américain, et se sont lancés dans la défense de l’esprit originel de la république fédérale américaine.

 

Qu’est-ce qu’être Straussien ?

 
Nous avons distingués trois dimensions pour comprendre ce qui lie Strauss à ses disciple. La première est d’ordre sociologique, et fait des Straussiens un réseau d’appartenance lié à la fréquentation des mêmes enseignants et des mêmes promotions se reconnaissant dans l’enseignement du professeur. La seconde distingue les élèves des disciples. Les Straussiens se sentent investis d’un message, ou transmettent une éducation qu’ils tiennent de Strauss lui-même, et qu’ils reproduisent à l’université ou appliquent dans la sphère politique. Les réseaux de disciples de Strauss se distinguent entre eux en fonction de l’interprétation qu’ils donnent en dernière analyse à la philosophie morale du maître.

 En réaction contre une université américaine entièrement acquise aux sciences sociales béhavioristes, les Straussiens se sont faits les restaurateurs d’une science politique aristotélicienne enchâssée dans un projet antimoderne hétérodoxe. Au sein du courant néo-aristotélicien des années 1950, Strauss redonne à la raison pratique ou prudence aristotélicienne son autonomie par rapport à la raison théorique, et sera le seul à l’ordonner à la vie contemplative, et à son rôle éducatif.

 Défenseur d’un constitutionnalisme modéré inspiré par la pensée classique, Strauss cherchera à remédier à la faiblesse d’un libéralisme vivant sur la fiction d’un état axiologiquement neutre. La constitution devient aussi chez les Straussiens l’instrument heuristique indispensable pour comprendre le comportement politique américain.

 

Le straussianisme est une communauté de conversation

 Le Straussianisme est à la fois un réseau de socialisation, une réappropriation des thèmes de recherche de Strauss, une restauration de la science politique aristotélicienne et l’entrée dans une vaste conversation intellectuelle avec les autres Straussiens. La conversation n’est pas débat ou argumentation visant à résoudre des problèmes définis à l’avance, mais est elle-même sa propre fin. Elle peut être interrompue ou ajournée, mais n’a pas de but substantiel. Entrer dans la conversation demande des codes –être reconnu en tant que Straussien- car, à l’image des règles d’un jeu, les conditions pour être entendu en dépendent.

 

Strauss au sein du mouvement conservateur américain

 Les Straussiens ne se confondent pas totalement avec le reste des conservateurs. Le mouvement conservateur américain s’est constitué par vagues successives après la seconde guerre mondiale. La première fut traditionaliste et romantique, portée par la lecture de l’ouvrage de Russell Kirk the Conservative Mind (1953). Elle cherche à opposer une alternative à la vieille droite libertarienne qui s’est décrédibilisée au moment du New Deal. La seconde vague est plus pratique, et correspond à la fédération autour de la très conservatrice National Review (1955) de la nébuleuse conservatrice et néolibérale. L’élection présidentielle de 1964 voit sa première apparition sur le devant de la scène politique en tant que soutien au candidat républicain Barry Goldwater.

 La troisième vague est celle du néoconservatisme. La sensibilité néoconservatrice naît d’une critique interne au camp progressiste, suite à la gauchisation de la ligne du parti démocrate. Les Straussiens s’insèreront avec plus de facilité dans la nébuleuse néoconservatrice que dans le reste du mouvement, tout en gardant leur spécificité, celle de défendre un républicanisme libéral à la fois centralisateur et d’inspiration lockéenne. De plus, leur attachement aux institutions américaines se doubleront d’une attention particulière pour Israël considéré comme un prolongement du « problème juif » et de sa résolution moderne.

 
Entre communautariens, libéraux et néorépublicains.

 Avec la crise de fondement que subit le libéralisme à partir de l’après guerre se reconstitueront plusieurs lignes de fractures sur la scène publique et philosophique pour savoir où placer libertés, vie civique et à la justice sociale. La théorie de la justice d’inspiration sociale démocrate de John Rawls entraînera dans son sillage des critiques à droite comme à gauche. Sur sa droite, les libéraux lui reprocheront son égalitarisme, et sur sa gauche, les communautariens stigmatiseront son abstraction individualiste. Les républicains tenteront d’ouvrir une troisième voie valorisant l’engagement civique et la redéfinition de la liberté comme non domination.

 Le straussianisme se comprendra comme un républicanisme libéral, dans la filiation d’Aristote et Tocqueville. Si la mise en ordre de la société à pour finalité de défendre les libertés civiles des citoyens, la création de l’espace politique et également orienté vers sa participation aux débats collectifs, l’un ne fonctionnant pas sans l’autre.

 

Le républicanisme straussien est typiquement américain

 

A partir des travaux fondateurs de Martin Diamond, les Straussiens interpréteront l’histoire constitutionnelle comme celle de son obscurcissement progressif. A l’expérience lumineuse de la Déclaration d’indépendance et de la convention de Philadelphie succède crises, renaissance –avec la politique constitutionnelle de la reconstruction- et lent effacement sous la pression de l’historicisme et de l’idéologie progressiste.


L’ensemble constitutionnel trouve sa cohérence en se comprenant à partir de la Déclaration d’indépendance, dont le contenu signale l’incorporation du droit naturel au droit positif. Au nouveau fédéralisme s’ajoute la naissance d’un pouvoir exécutif énergique absent de la tradition républicaine antérieure, en passe de supplanter la suprématie du pouvoir législatif souverain chère à Locke. Les interprétations dominantes, qu’elles soient progressiste ou conservatrice, sont aux yeux des Straussiens incapables de revenir au mode de raisonnement naturel des pères fondateurs car prisonniers de leurs grilles de lecture sociologique ou historiciste.

 
L’enseignement des pères fondateurs s’adressaient aux américains, mais son contenu est universel. Certains Straussiens se sont demandés si la nouvelle position hégémonique de l’Amérique dans le monde n’était pas l’occasion de l’apporter au monde entier.

 

Le problème de la philosophie morale de Strauss

 

La place à donner aux classiques dans le nouveau constitutionalisme américain fait débat entre Straussiens. Harry Jaffa n’hésite pas à « aristotélianiser » l’Amérique, alors que Walter Berns ou Thomas Pangle la classe définitivement dans la catégorie moderne. Jaffa affirme la prééminence de la Déclaration d’indépendance et son esprit démocratique, alors que Mansfield célèbre celle de la constitution sans secours extérieur. Jaffa polémique avec Berns sur le Dieu de la Déclaration, ainsi que sur le fondement hobbésien de la république.


 Toutes ces querelles amènent les disciples à se questionner sur la philosophie morale de Strauss lui-même. Strauss était-il essentiellement machiavélien, nietzschéen ou platonicien ? Suivant l’analyse de Daniel Tanguay, nous observons que Strauss a toujours soigneusement éviter le sujet, et que sa métaphysique faible laisse la liberté à ses disciples de choisir la place de la vertu morale et de la pratique dans l’ensemble de leur vie philosophique.

 

Du problème à la vie philosophique

 Le Straussianisme est une tradition critique centrée sur l’idéal de la philosophie politique comme zététique. En ce sens, plutôt que de clore la discussion sur le sens à donner au constitutionnalisme, les ambiguïtés du message moral du maître entretiennent sa vigueur et sa richesse. Le style de la conversation straussienne est par essence polémique, ce qui dérive parfois en acrimonie, voir en inimitiés philosophiques profondes. L’adhésion au projet constitutionnel américain les rattache au nationalisme madisonien dont ils cherchent à préserver l’enseignement. Seulement la transmission de l’enseignement classique dans les origines intellectuelles américaines n’est pas tranchée au sein de la communauté de conversation straussienne, qui continuent à alimenter le débat public contemporain.


   
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